L’art d’Abdellah Yacoubi : une bouffée d’oxygène

Ayant commencé à peindre il y a quelques années, (après un arrêt volontaire),

3ème Prix du concours national de dessin organisé par la Fédération des Œuvres Laïques (FOL) en 1965 à Casablanca (événement inoubliable pour l’artiste, parce qu’augurateur d’un talent), Abdellah Yacoubi a toujours eu cette idée originale qui consiste à ne faire parler que son moi profond, mis de côté tous les apprentissages acquis en cours de route. L’artiste préfère donner libre cours à sa sensibilité et à son imagination : deux sources essentielles d’authenticité, qui, à travers les interactions auxquelles elles peuvent donner lieu, sont génératrices de toute création valable.

Ces données psychologiques réunies et assurées, l’interprétation du réel (s’il en est) – matière didactique alimentant toute entreprise plastique – reste la démarche personnelle à suivre. Il s’agit de délimiter son champ d’action, pour faire œuvre d’art, opération qui demande une certaine expérience technique et une aptitude innée à considérer autrement les choses de la vie ; il s’agit d’avoir une vision propre.

Au cours de ses investigations, Abdellah Yacoubi a donc toujours fait appel à ses capacités sensitives et imaginatives.

D’une œuvre l’autre, sa création a évolué tout en approfondissant les thèmes et la technique initiaux. Ce qui dénote de son souci permanent de rester fidèle à soi-même.

Il est vrai que la thématique d’un artiste, qu’il soit figuratif ou abstrait, joue un rôle substantiel dans la définition de son travail. Les formulations peuvent changer selon la nature du registre abordé. Un figuratif pourra étendre ses représentations à d’autres sujets susceptibles d’enrichir son répertoire, comme un abstrait peut moduler son intérêt pour les formes en multipliant les angles d’approche, toujours en quête d’une expression plus pure.

Pour Abdellah Yacoubi, de telles remarques sont chose consommée. En évaluant son parcours, la même ligne de conduite apparaît, qui se fait de plus en plus exigeante par suite de pénétrations euphémiques de son univers imaginal, faisant prévaloir la qualité perceptive des formes et des couleurs, un accord des tons plus nuancé, ce qui rend les touches lumineuses plus poétiques et confère à l’espace pictural consistance et énergie.

Devant les toiles de l’artiste, on a sinon la certitude, du moins l’impression sagace de passer le seuil d’un rêve hypnagogique, dont la part inconsciente l’emporte de loin sur l’état d’éveil. Chez Yacoubi, le désir figural n’est plus alors qu’un prétexte. Les effets colorés et les foyers lumineux peuplent ses œuvres à tel point qu’on oublie le quid de ses paysages syncrétiques aux exquises atmosphères chromatiques, de ses personnages allégoriques réduits à des silhouettes, de ses motifs paradigmatiques (parapluies, objets d’usage, colombes, formes architecturales…) et, plus encore, l’orientation sémantique des formes, qui reste somme toute accessoire. Plutôt, on se sent comme aimanté. Comme tenté par un étrange saut dans l’inconnu, celui de cette sensibilité et de cette imagination harmonieusement mêlées, au sein desquelles l’artiste nous permet d’accéder comme aux arcanes d’un voyage initiatique. Parler dans ce cas d’une picturalité mystique n’est pas déplacé. Compte tenu du legs moral et de la culture de l’artiste (Yacoubi est issu d’une grande famille et a toujours occupé des postes-clés dans la gouvernance de la chose publique), la dénomination n’est guère superflue. De même le comparer à d’autres artistes plus ou moins assimilés à la même tendance (notamment Chagall et certains peintres juifs de l’Ecole de Paris tels Abraham Mintchine ou Michel Kikoïne), risque de verser dans une analogie circonstantielle.

Abdellah Yacoubi est un illuminé qui s’ignore. C’est là que gît le don, qui n’est plus tout à fait affaire de peinture. Mais de parole, dont l’enseignement est éminnemment symbolique.

Quand Yacoubi se met à peindre, s’instaure en lui un dialogue avec ce que les mystiques musulmans appellent le « vide contemplatif », ce qui le soustrait au réel et à ses contingences, et l’élève à des sphères plus inspirées, aux dimensions métaphysiques.

Quelque lyrique que soit le langage de ses couleurs, quels que soient son intention peinturale et le geste qui y préside, ce qui anime sa plastique échappe d’emblée à la matérialité de l’acte en soi, qui en a pourtant réglé l’organisation. Ceci, pour déboucher sur la question destinale de l’art, soulevée par d’éminents prédécesseurs, peintres et critiques, et à laquelle trouver une réponse adéquate reste toujours une gageure.

Disons qu’Abdellah Yacoubi mène une aventure d’envergure, qui le distingue dans le concert général des voies plastiques, une aventure particulièrement subjective et ne comptant que sur ses seules possibilités sensitives. Aventure d’un subject rare : bouffée d’oxygène dans un monde de maniaqueries « artistiques » épuisées.

Abderrahman Benhamza